Biographie
-...Une entrée dans ce monde...-
1553, jour 25 du mois de l'eau.
Dans une auberge du Duché de Syn...Gamar saisit délicatement le nouveau-né emmailloté que son aînée de douze ans lui tendit, partageant instantanément le sourire de sa fille.
- Comment va ta mère?- Elle se repose, la guérisseuse est encore auprès d'elle. C'est encore une fille...Si Lényo semblait inquiète en annonçant cette nouvelle, son père ne se départit pas de son sourire en examinant l'enfant qui vagissait doucement.
- C'est ta sœur. Ta petite sœur. Eïo.*
**
La troupe Derena parcourait le Duché de Grenat pour la deuxième fois depuis qu'Eïo était assez grande pour garder le compte des endroits que visitait sa famille. Du haut de ses cinq ans, elle maîtrisait déjà le jonglage et rivalisait d'habileté avec la plus jeune de ses sœurs avant elle Miélia pour les acrobaties les plus simples. Peu farouche et élevée à se produire avec le reste de sa famille, la jeune Eïo voyait dans l'art des saltimbanques un jeu permanent auquel elle était ravie de jouer, avide de rattraper l'adresse de ses sœurs.
Eïo avait hérité de sa mère, Lédilène sa chevelure gris cendre et de son père Gamar ses grands yeux verts. Un mélange qu'elle partageait avec Lényo que déjà la vie semblait vouloir doter de beaucoup d'attrait, et que la fillette ne cessait de chercher à imiter.
De la fratrie, seule Suki, âgée de treize ans donnait l'impression d'être en retrait, ce qui n'affectait guère les Derena, que ce soit dans leur travail comme dans leurs liens familiaux.
Et la vie était simple pour Eïo dont l'existence dans son univers familial était rythmée par les spectacles, les répétitions, la création et l'apprentissage de nouveaux numéros, les voyages, la couture, l'apprentissage de la lecture, de l'écriture, et des mathématiques. Seul manquait à la fillette l'ancrage de racines, incompatible avec la vie nomade choisie par sa famille.
La douceur de vivre dura encore cinq années.
A part Eïo et Miélia qui n'avait que deux ans de plus que la benjamine, les filles Derena étaient entrées dans l'âge adulte. Leurs parents devenus trop âgés pour certains numéros avaient décidé de passer le flambeau à Lényo, qui à vingt-deux ans était devenue aussi belle que talentueuse.
Ce fut donc sous sa supervision qu'au printemps 1563, la roulotte familiale entreprit une nouvelle tournée dans le Duché de Grenat.
-... Et tout bascule en un instant...-
Printemps 1563, mois de la foudreCe n'était pas la première fois que la troupe Derena faisait halte dans la forêt de Cœur d’Émeraude après une période de représentations plus que fructueuses à Drahokam. Pour les Derena qui étaient habitués à alterner les périodes fastes et les temps de disette, la recette amassée sur les dernières semaines représentait un confort et une sécurité bienvenues.
Seule dans une petite éclaircie boisée, Eïo examina son fagot et en retira trois branches qu'elle estima de poids et de taille équilibrés pour commencer à jongler.
Elle s'entraînait ainsi dès qu'elle en trouvait l'occasion, mettant sans cesse son adresse à l'épreuve.
Levant une jambe avec souplesse, elle fit habilement passer l'une des branches par dessous, sans interrompre son exercice d'adresse.
Les branches s'élevèrent plus haut, et la jeune fille tenta un saut périlleux. Elle réussit sans mal son acrobatie, mais perdit une de ses quilles de fortune qui tomba au sol.
Avec une moue déçue, elle reprit l'objet et recommença à jongler en réfléchissant comment réduire l'intervalle entre sa galipette et le rattrapage de la quille.
Quelques branches craquèrent, provoquant une envolée d'oiseaux dans un tumulte de cris et de battements d'ailes. Eïo sursauta et laissa tomber ses quilles improvisées.
Il y avait quelque chose dans ce vacarme soudain qui glaça le sang de la jeune artiste.
- "Lia, c'est toi? ... Lia?... c'est pas drôle" fit la petite jongleuse d'une voix tremblotante.
"Tu sais ce que papa et maman ont dit à propos des blagues..."Seul le silence de la forêt lui répondit. La fillette jeta un regard inquiet d'autour d'elle en voyant la lumière baisser à travers la canopée.
Elle s'était peut-être un peu trop éloignée...Et elle avait largement dépassé l'heure de ramener le bois au camp. L'idée de rejoindre Miélia à la source où elle était supposée puiser lui sembla séduisante. Après tout, les Derena n'avaient cessé de mettre leurs filles en garde contre les dangers de la forêt, et du monde en général et Eïo mesurait à cet instant toute la sagesse de ces avertissements.
Non, mieux valait rentrer. Il commençait à se faire tard...
Prenant soin de reprendre le même chemin qu'à l'aller en se repérant au fur et à mesure aux différents marquages qu'elle avait laissé sur son passage, Eïo se figea à quelques mètres du camp en entendant s'élever des cris. Une odeur âcre de bois peint brûlé baignait jusqu'aux sous-bois où elle se trouvait.
Son cœur marqua une pause et ses jambes menacèrent un instant de l'abandonner.
- Pas ça non...La jeune fille regretta immédiatement ses mots, ayant la crainte presque superstitieuse de rendre son inquiétude réelle en la mentionnant.
Il ne pouvait pas être arrivé quoi que ce soit, c'était impossible.
Ses parents connaissaient bien le Duché de Grenat...
Sans même s'en rendre compte, elle s'était mise à courir, repoussant les branches qui lui cinglaient le corps et le visage au passage. Une lueur orangée irradiait de la clairière où leur roulotte était installée et une vive chaleur la frappa de plein fouet lorsqu'elle quitta les bois pour atteindre le camp.
Durant un instant qui sembla s'étendre éternellement, le monde se résuma au brasier grondant de ce qui fut leur logis, incendie dont le tumulte était surmonté par les cris de sa famille.
Le foyer livré à lui-même dévorait le bois laqué d'une maison, d'un passé, de la vie de tout un clan.
- Lédilène, emmène les filles ! hurla Gamar à sa femme, alors qu'un groupe d'hommes aux visages dissimulés dans de hautes écharpes tentaient de le maîtriser. Armé de ses poignards de scène et de l'énergie du désespoir, il se tourna pour faire face à ses attaquants.
Si la vie d'artiste n'avait pas dépourvu la famille de certaines parades, les Derena n'étaient pas des combattants, Gamar ne faisant pas exception et en un instant, Eïo vit son père s'écrouler tandis que sa mère hurlait en tirant Miélia par le bras de l'autre côté de la clairière. Suki n'était nulle part en vue.
D'autres hommes les rattrapèrent et arrachèrent Miélia des bras de sa mère avant de la jeter cette dernière au sol.
Pétrifiée, Eïo restait figée sur place, le cœur battant, ne trouvant même pas l'énergie de crier.
Rien de tout cela n'était réel. Rien de tout cela ne pouvait être vrai...
Un homme s'élança vers elle, et avant qu'elle n'ait pu réagir, elle sentit des bras familiers l'attraper et la tirer hors d'atteinte.
- Cours Eïo!Lényo.
La voix rassurante de son aînée brisa la torpeur de la jeune fille qui s'élança à sa suite aussi vite que ses jambes étaient capables de la porter, se découvrant des ressources insoupçonnées. Sa main serrait celle de Lényo. Derrière elles, des grondements s'élèvent, des éclats de voix que les sœurs refusèrent d'entendre, portées par leur terreur.
- Vous, ne les laissez pas s'échapper! Vous autres, limitez-moi cet incendie, vous voulez foutre le feu à la forêt? Bande de crétins!
Lényo attira Eïo à l'aveuglette dans le couvert des bois et tourna subitement pour entraîner sa petite sœur vers le creux de racines d'un arbre centenaire où elle la poussa.
- Reste là. Quoi qu'il arrive... Reste là. Je reviens te chercher.- Non Lényo, reste avec moi sanglota la plus jeune en agrippant le bras de son aînée.
- Si on reste ensemble, ils vont nous trouver. Et je dois aller chercher maman, Miélia et Suki... Ça va aller... Je reviens vite!Eïo voulut protester mais déjà Lényo s'arrachait à ses bras après l'avoir embrassée sur le front, et repartait à travers bois. Honteuse, terrifiée l'enfant se pelotonna dans le renfoncement en reniflant.
Elle n'avait rien fait.
Elle n'avait rien pu faire lorsque son père avait été terrassé. Etait-il seulement encore en vie? Un haut-le-cœur l'assaillit au souvenir de la traînée pourpre qui avait précédé la chute de son parent.
Eïo s'affaissa en gémissant doucement et en maudissant son impuissance.
Elle n'avait même rien essayé pour les sauver. Et Lényo était repartie toute seule.
Perdue dans le silence durant ce qui lui sembla une éternité, l'enfant attendit. Seuls les battements sourds de son cœur rompaient le pesant calme qui l'entourait.
La nuit arriva, et le froid avec elle, rappelant à la jeune artiste que l'hiver n'était pas si loin, surtout dans cette région septentrionale. Immobile malgré tout, les yeux grands ouverts, les sens aux aguets, la plus jeune des Derena guettait un mouvement, un signe de présence. Elle espérait autant qu'elle redoutait le moindre bruit.
Les étrangers étaient-ils toujours là...?
Où était Lényo? Et ses autres sœurs? Et leur mère? Leur père avait-il survécu?
Le sang qui battait ses tempes après la course avait mit beaucoup de temps à reprendre une activité régulière car la peur glacée qui l'étreignait ne l'avait pas quittée.
Malgré l'épuisement, la petite jongleuse luttait contre le sommeil, l'oreille dressée.
Lényo allait revenir, et elle devait l'attendre.
Et si elle s'endormait, qui pourrait lui garantir qu'elle se réveillerait un jour...?
Des larmes d'impuissance et de douleur glissèrent silencieusement sur ses joues, alors que roulée en boule dans la niche naturelle, elle attendait l'aube.
Aux premières lueurs du matin, Lényo n'était pas revenue.
Dans un état second, Eïo se décida à quitter sa cachette lorsque le soleil filtra à travers le feuillage. Hagarde, elle marcha un peu au hasard, réalisant avec étonnement combien l'idée de se perdre la laissait indifférente.
Sa sœur n'était pas revenue.
Ses pas finirent par la ramener vers la clairière et son funeste décor.
Gamar était immobile là où elle l'avait vu choir. Lédilène était étendue de l'autre côté de l'éclaircie, face contre terre.
Il n'y avait aucune trace de ses sœurs.
Sous le choc des événements, du froid et de la nuit de terreur qu'elle venait de vivre, la fillette sentit son estomac se révolter et s'écroula en tremblant après en avoir rendu le faible contenu.
Essayant de reprendre le contrôle de ses membres fébriles, elle finit par se relever. Il fallait qu'elle s'en sorte. Et qu'elle retrouve les autres.
Lényo avait disparu en voulant sauver leurs sœurs, si elle ne pouvait pas y arriver, alors cette tâche revenait à Eïo.
Une enfant de dix ans morte de peur. Mais une enfant de dix ans en vie. Cette idée lui redonna un semblant de détermination, et s'obligeant à ne pas regarder derrière elle pour ne pas perdre le peu de courage qui lui restait, elle quitta la clairière.
-...Tout ce qui ne nous tue pas...-
La pluie printanière qui cinglait la forêt du Cœur d’Émeraude en floutait le décor.
Eïo avançait à un rythme lent mais inlassable, les mains cramponnées à une branche épaisse qu'elle tenait à la manière d'un gourdin.
On ne la surprendrait plus.
La peur de la nuit de l'attaque s'était estompée, lui laissant une étrange sensation de vide. Son esprit n'était plus centré que sur l'instant présent, son arme de fortune, les bois, survivre.
Ses sens faussés par la pluie froide ne l'empêchaient pas de garder les yeux et les oreilles en alerte.
Trouver un abri, attendre la fin de l'averse, et continuer.
Sa marche monotone se poursuivit jusqu'à ce qu'elle atteigne le renfort d'une série de rochers ouvrant sur un interstice juste assez grand pour lui permettre de s'y glisser.
Le froid qui l'avait tant perturbée la première nuit faisait claquer ses dents avec une certaine indifférence à présent.
Tout cela n'était rien.
Elle survivrait. Elle ne pouvait pas faire autrement.
Combien de temps s'était-il passé? Un jour? Une semaine? Eïo aurait été incapable de le dire, reprenant sa route dès que ses forces et les conditions le lui permettaient, se nourrissant des premières baies et des racines que Lényo lui avait apprit à reconnaître, s'abreuvant aux sources qu'elle parvenait à trouver, et se reposant dans la moindre cachette que la forêt pouvait lui offrir.
Au bout de trois jours, elle avait perdu toute notion du temps, se raccrochant à ses instincts les plus basiques pour avancer en évitant d'attirer l'attention. Sa route n'avait pour l'heure croisé que celle de quelques choreus qui l'avaient ostensiblement ignorée.
S'orientant à la course du soleil, elle prenait la direction du sud, de la fin de cette maudite forêt, et l'espérait-elle, d'un village quelconque.
Un grondement sur sa gauche la fit volter brusquement, et la jeune fille agrippa plus fébrilement son bâton en cherchant du regard la source du bruit. Une petite voix tout au fond d'elle lui murmurait qu'elle ne voulait pas savoir.
"Cours Eïo!" hurlait Lényo dans sa mémoire.
Elle s'exécuta, malgré ses membres lassés et affaiblis par la marche forcée et une sustentation insuffisante. Derrière elle, les buissons craquèrent et quelque chose se mit à courir à sa suite en grondant.
Avec un cri de rage et de désespoir, Eïo accéléra, poussant son corps à la limite de son endurance. Malgré ses efforts désespérés, elle n'avait pas besoin de se retourner pour entendre l'animal gagner du terrain sans peine.
Soudain, quelque chose de lourd heurta violemment ses épaules et le poids massif de l'animal la renversa.
- NON!Ce fut moins un cri de détresse que de colère qu'elle poussa, en opposant aux crocs du Wolgian sa massue improvisée après s'être tortillée pour se retourner, et en le rouant de coups de pieds pour le repousser. Ce qui eut pour effet de plonger l'animal dans une rage noire. Il ne s'attendait visiblement pas à voir une proie si faible lui tenir tête.
Avec colère, le prédateur redoubla sa charge, entaillant d'un coup de griffe la joue de la fillette dont l’œil se voila de sang en quelques instants.
Mais Eïo se surprit à frapper de toutes ses forces la tête de l'animal avec l'intention de vendre chèrement sa vie.
Et quelque chose de totalement inattendu se produisit: un sifflement stria l'air à l'instant où le prédateur reprenait le dessus et l'animal glapit avec un sursaut de recul.
Une nouvelle flèche rejoignit la première dans l'échine du vieux Wolgian, puis une troisième, tirée à une distance plus réduite. La bête gronda, se débattit et changea de cible, mais l'archer la criblait impitoyablement. Le Wolgian solitaire recula de manière erratique avant de s'écrouler.
Le danger temporairement écarté, Eïo retrouva son souffle en réalisant qu'elle retenait sa respiration depuis de longues secondes. Elle redressa la tête pour voir à qui elle devait la vie, mais sa vision se brouilla et ses forces la quittèrent, lui rappelant à quel point elle avait dépassé les frontières de sa résistance.
La dernière chose qu'elle vit fut une ombre penchée sur elle, juste avance de sombrer dans l'inconscience.
*
**
Eïo était allongée sur un lit de fourrures lorsqu'elle ouvrit les yeux. On l'avait lavée, changée, soignée, et une compresse tiède dégageant une forte odeur aromatique couvrait son œil et sa joue gauche. Ce ne fut que lorsqu'elle voulut bouger qu'elle réalisa l'étendue de sa faiblesse; ses membres pesaient plus lourd que du plomb et refusaient de lui obéir.
- Bonjour petite. On peut dire que tu reviens de loin, fillette, tu étais dans un bel état... Reste calme, tu n'es pas encore rétablie. Il t'a fallu deux jours pour combattre la fièvre qui te rongeait.Eïo leva les yeux sur la source de la voix qui se révéla être une femme d'âge moyen assise près d'elle. Contre le mur à ses côtés reposait un grand arc et un carquois.
La femme se leva et alla humidifier la compresse dans un bol avant de la reposer sur la joue de l'enfant, à gestes lents, calmes et mesurés.
- Tu as eu de la chance que je sois sur la piste de ce vieux mâle, il a déjà fait pas mal de ravages dans les environs et n'aurait pas laissé grand-chose de toi si on ne l'avait pas arrêté...Eïo détourna le regard et la femme se tut. Aucune question ne vint, sur les raisons poussant une enfant seule à arpenter la forêt du Cœur d’Émeraude dans de telles conditions.
-... Merci...La voix de la fillette tenait dans un souffle, mais à l'entendre, la femme sourit, une lueur bienveillante dans le regard.
- Ça va aller ma fille. Repose-toi. Nous aurons tout le temps de parler plus tard.- Est-ce que... Vous avez croisé quelqu'un d'autre? s'enquit Eïo avec une lueur d'espoir en ramenant son regard sur sa protectrice.
- Quelqu'un d'autre?
- Des filles... Plus âgées... Deux adultes et... Une un peu plus vieille que moi...- Non, désolée ma fille, je n'ai trouvé que toi. Mais si d'autres personnes se sont perdues dans la forêt, j'en informerai les bûcherons et d'autres chasseurs, nous ferons des patrouilles. Dors à présent.Rassurée pour la première fois depuis des jours, Eïo céda à l'épuisement et s'abandonna à un sommeil sans rêve.
-...La quête d'une vie...-
Été 1566, mois du soleil, Duché de Grenat en bordure de la Forêt du Cœur d’Émeraude.- Relève légèrement le corps de l'arc, tu vise trop bas. Là, c'est bien.Eïo retint son souffle après avoir ajusté sa position et fit le vide dans son esprit, ne se focalisant plus que sur sa cible, avant de relâcher la corde qui se détendit brusquement. La flèche fila en sifflant se planter au cœur de l'objectif.
- Bravo approuva Tess avec un ton appréciateur, posant une mais sur l'épaule de sa protégée.
"Tu t'en sors de mieux en mieux.- C'est vrai, mais je suis plus à l'aise avec les armes de contact tu sais...
- Je sais, mais sur ce plan, je n'ai malheureusement plus grand chose à t'apprendre qui soit dans mes moyens. Et si tu es toujours décidée à suivre la voie des armes, il n'y a rien que je puisse mieux t'enseigner que la pratique de l'arc. Je ne suis plus soldat depuis longtemps...Eïo évita de fixer du regard la jambe droite de Tess, sachant à quoi sa tutrice faisait référence. Tess avait été autrefois une fière combattante dans la Garde Impériale de Tilesse, avant qu'une mauvaise blessure au tendon d'Achille ne la rende boiteuse et lui interdise définitivement tout accès au monde militaire.
Elle s'était reconvertie dans la chasse et pourvoyait un petit village bordant Cœur d’Émeraude en venaison, tout en éloignant les prédateurs dangereux, moyennant rétribution.
Et depuis que Tess avait trouvé Eïo, cette dernière n'avait plus quitté son foyer, l'ancienne combattante l'élevant comme sa propre fille depuis lors.
Trois années s'étaient écoulées. Les recherches pour retrouver les sœurs Derena n'avaient abouti nulle part, et malgré le pessimisme de sa tutrice, Eïo refusait de renoncer.
Peu importait le temps que cela lui prendrait, elle retrouverait Lényo, Suki et Miélia. Même si elle devait y passer sa vie entière. Tant qu'elle n'aurait pas vu leurs corps, elle refuserait de les considérer comme décédées.
Eïo avait définitivement fait une croix sur sa vie d'artiste pour ne plus se vouer qu'à la voie des armes et l'espérait-elle, celle de la justice.
La petite Eïo de dix ans n'avait pas pu sauver sa famille, pas même offrir une sépulture décente à ses parents, -ce que les bûcherons avaient néanmoins fait pour elle-, mais l'Eïo, élève de Tess ne serait pas faible.
Elle ne céderait pas à la peur.
Elle ne serait pas impuissante.
Une nouvelle flèche encochée. Un nouveau souffle retenu. Une nouvelle vibration dans l'air à la détente de la corde. La nouvelle flèche alla se loger près de la précédente.
- Bien! Encore quelques mois et tu sauras tirer les yeux fermés.Eïo eut un léger sourire, parcourant du bout des doigts la cicatrice qui courait sur sa joue gauche.
D'ici quelques mois, elle espérait en avoir appris bien plus.
Tess posa une de ses larges mains sur l'épaule de l'adolescente.
- Tu es certaine de ne pas vouloir intégrer la Garde Impériale? Tu pourrais y terminer ta formation et tu y aurais un avenir assuré. C'est une charge honorable.
- Je suis sûre de moi Tess. Peut-être plus tard... Mais je voudrais déjà finir d'apprendre et me lancer seule... J'ai besoin de ça.L'ancien soldat acquiesça. Elle n'approuvait pas réellement, mais avait compris à propos d'Eïo qu'il était vain d'essayer de la dissuader.
*
**
Automne 1569, mois du vent, TilesseAprès six années passées dans la retraite de Tess, l'effervescence de la ville décontenançait Eïo, autant que les mœurs de ses habitants, qui pourtant lui avaient semblé familières jadis. Sa tutrice l'avait envoyée à un de ses amis à la fin de l'année précédente, n'ayant plus rien à lui enseigner. Ce fut la mort dans l'âme qu'Eïo laissa derrière elle le Duché de Grenat et la femme qu'elle en était venue à considérer comme une seconde mère.
Pourtant, sa détermination n'avait fait que croître avec les années, et elle s'y raccrochait fermement.
Elle devait devenir la meilleure combattante possible. Rétablir une certaine équité, protéger les plus faibles, empêcher de nouveaux drames. Et retrouver ses pairs.
Le vétéran sous la houlette de qui Tess l'avait placée ne l'épargnait pas, mais Eïo loin de s'en plaindre ne ménageait pas sa peine à satisfaire son maître-d'armes par ses progrès.
Et une épée à la main, elle se mouvait avec confiance et vélocité. Si sa carrure fine la pénalisait sur le plan de la force pure, Eïo n'avait pas manqué d'approfondir l'aspect technique du combat, protégeant instinctivement sa garde tout en traquant les failles de son adversaire. Petite et souple, ses mouvements fluides compensaient le désavantage de sa stature.
A un âge où la plupart des autres jeunes filles découvraient les premiers émois de l'amour, Eïo mettait son goût du défi et sa détermination à devenir toujours meilleure.
Elle l'avait promis. Et il s'agissait certainement de la promesse la plus importante de toute sa vie...