HISTOIRE
Kenichiro Natsumaru naquit le 16 juillet 2197 à Tokyo, au Japon. Son père était pilote de chasse dans l’Armée de l’Air de la Fédération ; tandis que sa mère était infirmière et aide-soignante dans un petit village aux alentours de la capitale. Il passa une enfance sans encombre, allant dans une école publique, n’étant ni le premier ni le dernier de sa classe. Il se fit relativement peu d’amis car, déjà à cette époque, il n’était pas réputé très loquace. Pourtant, si on l’approchait de la bonne manière, il se révélait un bon compagnon, enthousiaste et fidèle. Adolescent, il se gava de dessins animés, de films et de revues mettant en scène des super-héros et des explorations de l’espace. A lui, enfant austère et solitaire, ces références lui permirent de développer un humour corrosif ainsi qu’un esprit rêveur. Il ne parvenait pas à trouver sa véritable place dans ce monde trop effervescent d’activité. Il aimait la stabilité et l’idée d’être utile à quelque chose. La profession de son père lui ouvrit la voie. Etre pilote devint son unique but.
Il entra dès sa majorité à l’Académie militaire de Tokyo. Dépourvu d’ambition et écœuré par la compétitivité de ses camarades, il se renferma sur lui-même, se rendant hermétique aux moqueries comme aux sermons. A force d’entraînements et de persévérance, il gagna les échelons nécessaires. Il ne voulait se reposer que sur ses propres mérites et faire ses preuves sans l’aide de personne. Pour combattre le stress, il commença à fumer. Cela réveilla une pathologie asthmatique qu’il tenait de son grand-père maternel - un Américain au rire facile qui l’avait initié tout petit au tir au fusil à pompe dans les foires. Il quitta l’Académie avec son brevet de pilote de chasse en poche, sans toutefois se démarquer parmi une multitude d’autres. Engagé par la Fédération dans une unité de chasse aux pirates spatiaux autour de la colonie terrienne sur la Lune, il décida de faire soigner son asthme. Jamais il n’accepterait de se faire refluer aux portes par un banal problème pulmonaire. Il s’était battu pour obtenir cette place. Et il savait pertinemment qu’il existait des pilotes bien plus doués que lui. Le médecin militaire qui le prit en charge lui conseilla d’arrêter la cigarette. Kenichiro refusa tout net. C’était son petit plaisir. Certains avaient le café, l’alcool ou le sexe, voire les trois à la fois. Le docteur n’avait pas son mot à dire là-dedans. Celui-ci lui donna alors à suivre un traitement mineur qui n’agirait qu’à long terme. Il le prévint des risques : s’il arrêtait de fumer durant une longue période puis reprenait, le traitement serait inopérant une seconde fois et l’asthme reviendrait. Le nouveau Lieutenant Natsumaru acquiesça. Tous les matins, avant même d’ingérer quoique soit, pendant cinq ans, il avala une solution aqueuse emplie de micro-organismes nanotechnologiques biodégradables censés renforcer ses poumons. L’asthme cessa de l’ennuyer.
Chasser les pirates se révéla une activité passionnante et fabuleusement constante. Pas de gros attentats terroristes, ni de manifestations écologiques intempestives, et encore moins d’invasions d’extraterrestres gluants. Une vraie partie de plaisir ! Les risques n’en étaient pas moins grands : ces satanés bandits de l’espace se croyaient tout permis hors d’une atmosphère et attaquaient tout ce qui bougeait, avec des intentions parfois nébuleuses. Lors d’une mission particulièrement réussie et grâce à un renouvellement des troupes, il gagna ses galons d’officier supérieur et devint le Capitaine Natsumaru. Kenichiro séjournait quelques temps sur la Lune grâce à ses permissions, tout en allant régulièrement voir ses parents restés sur Terre. C’est dans la colonie lunaire qu’il rencontra Juliette Merle, une Française spécialisée en exobiologie. Physiquement, tout les opposait. Juliette était de petite taille, svelte, avec des joues rondes, un visage fin et des cheveux blonds soyeux qui prenaient une teinte presque neigeuse à la lumière du soleil. Ses yeux bleus avaient toute la semblance de morceaux arrachés d’un ciel d’été. Elle avait le sourire mutin, le rire communicateur et la sale manie de tout vouloir ordonner et ranger comme il faut. Franche et assurée, curieuse face à tout être vivant, elle savait lire dans le cœur des gens et les mettre à l’aise. Les rapports formels évoluèrent bien vite entre Kenichiro et Juliette. Ils emménagèrent ensemble, dans un appartement tout équipé avec la technologie récente et envahis par la flore que rapportait la jeune femme de son laboratoire de la Fédération.
Lorsque le projet ARCHE fut mis sur pieds, Juliette Merle déposa aussitôt sa candidature et poussa son petit ami à en faire de même. Après quelques hésitations, il se proposa également. A sa grande surprise, il fut sélectionné pour commander un Escadron de combat pour protéger le cuirassé géant. En vérité, les autorités de la Fédération ne souhaitaient aucunement envoyer en pareille mission des pilotes rendus trop téméraires et casse-cous par leurs talents. Le Capitaine Natsumaru, connu pour sa discrétion et son efficacité, fut retenu. Juliette avait été aussitôt prise, pour sa part. Elle était parmi les meilleures exobiologistes et possédait un dossier en béton pour être engagée. Les deux fiancés décidèrent de mettre en pause leur relation, tout du moins de ne pas la rendre trop évidente. Ils devaient avant tout songer à la mission. Kenichiro fidélisa rapidement les pilotes sous ses ordres et eut la permission de renommer son Escadron, initialement appelé Bravo, en le baptisant IronWings. Parmi ces pilotes, il se lia particulièrement avec James « Jimmy » Sanders, un petit génie du manche, souvent surexcité mais très sympathique. Et l’Arche prit son envol dans l’espace.
***
Sur l’écran plat combattent les Avengers contre de méchants aliens. Il suit Iron Man des yeux. Le super-héros en armure, qui a sa préférence depuis son enfance, use de son humour redoutable pour tromper la peur et la mort. Il rit. Juliette rit avec lui.
- Hahaha ! Regarde ça ! Ces effets spéciaux sont vraiment dépassés.
- C’est pour cette raison que les gens aiment les vieux films, crétin. Par nostalgie du passé, même si c’est dépassé.
- Pourquoi faut-il que tu aies toujours raison ?
- Réveille-toi, Kenichiro. Tu dois te réveiller…***
Kenichiro Natsumaru ouvrit un œil pour le refermer aussitôt. Chacune de ses articulations, même le plus petit muscle, lui faisait souffrir le martyr. Il avait l’impression d’avoir été broyé et balloté dans tous les sens par la main d’un géant de fer. Et la seule pensée cohérente qui parvenait à se former dans son esprit ne l’aidait pas à reprendre pieds dans la réalité.
Pourquoi les aliens sont-ils toujours méchants avec les humains ? Il tenta de se relever mais ce fut pour mieux s’écrouler la seconde suivante. Les sons et les images lui parvenaient au ralentis. Du coton semblait emplir ses oreilles et du sang lui collait ses cheveux sur le visage. A chaque infime mouvement, il réveillait une nouvelle douleur. La moindre parcelle de son corps protestait contre ce mauvais traitement. Il était vivant. Il avait survécu. A quoi avait-il survécu, au juste ?
Il eut la force de se retourner sur le dos, telle une tortue blessée. Il ouvrit enfin les yeux. Un chaos indescriptible lui faisait face. Peu à peu, les sons et les images revinrent, frappant son cerveau saturé d’informations. Il avait mal, bon dieu, c’était tout ce qui comptait. Mais il était vivant. Par il se savait quel miracle, il avait échappé – apparemment intact bien que malmené – à la catastrophe qui avait frappé l’Arche. La catastrophe… Les souvenirs lui revinrent en pleine figure et il en eut le souffle coupé. L’Arche avait échappé au contrôle des pilotes, avait dérivé, entraîné par le champ de gravitation d’une planète inconnue. Avant de s’écraser. Le trou noir total dans son esprit résultait d’une sale chute et peut-être d’une commotion cérébrale. Pouvait-on se fracturer le cerveau ? Kenichiro en était désormais persuadé.
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Merde.Ce fut le premier mot du survivant. Une main entra dans son champ de vision agressé par les lumières du générateur de secours du vaisseau. Une alarme sonnait au loin. Kenichiro écarquilla les yeux, perplexe. Il n’entendait pas très bien ce que disait le civil qui lui tendait sa main. Il prit le parti de lire sur les lèvres de celui-ci. Il réussit difficilement à déchiffrer quelque chose comme :
- Venez ! Faut pas rester là ! Vous pouvez marcher ?
- Oui… Oui, je peux marcher, répliqua-t-il avec effort.
Avec l’aide de l’autre, il réussit à se remettre sur pieds. Il fut pris d’un vertige mais se refusa à baisser les bras. Il n’allait pas s’évanouir soudainement comme une fillette, quand même ! Où diable s’était cachée sa fierté ? Il remercia le civil d’un hochement de tête fatigué. Il le suivit ensuite à travers le chaos fumant et bruyant du vaisseau spatial le plus prometteur de la planète Terre, maintenant écrasé tel un vulgaire moustique en Terra Incognita.
Les jours qui suivirent le crash s’égrenèrent dans un lent brouillard pour le Capitaine Natsumaru. Il s’était presque attendu à voir sa vie défiler devant ses yeux avant une mort imminente. Et il était loin d’être mort. Chaque jour amenait son lot de questions, de corps mutilés et de rapports d’avaries. L’Arche gisait, ses ailes brisées mais le cœur encore battant. Après un bref passage à l’Infirmerie de bord, Kenichiro était parti en quête de réponses. Il boitait dans les couloirs à cause de sa cheville foulée mais du même pas vif et nonchalant qu’avant le crash. Son uniforme avait beau être rangé, on reconnaissait la longue silhouette du Capitaine de l’Escadron IronWings. Et on ne venait pas se frotter à lui, de peur de récolter un regard froid ou une réplique acerbe. L’agitation fébrile de tout l’équipage, des civils et des militaires, masquait la réelle angoisse qui les étreignait tous sans exception. Où avait-on atterri ? Comment regagner la Terre ?
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On a voulu jouer aux explorateurs de SG-1. Maintenant il faut assumer. L’inactivité lui pesait presqu’autant que l’ignorance. Il tâta sa poche de veste, où reposait un ultime paquet de cigarettes bon marché. Il n’y toucherait pas. Il avait une promesse à tenir.
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Hey ! Kenichiro ! Stoïque, haussant un sourcil circonspect, il vit arriver au galop Sanders, l’un des pilotes sous ses ordres. Probablement le plus cinglé de tous, d’ailleurs. C’était un gentil garçon, très loquace, curieux de tout mais on se demandait parfois s’il était vraiment tout seul dans sa tête. Il était ce qui se rapprochait le plus d’un ami pour son capitaine. Aujourd’hui, il arborait une mine affreuse. Son visage d’un gris cendreux s’allongeait. Il annonçait une mauvaise nouvelle.
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On l’a retrouvée.Juliette. Son corps gisait à même le sol, sous un drap, entouré d’autres corps dont il ne voulait rien savoir. Son visage exprimait la paix. S’il n’y avait eu cette absence de respiration soulevant sa poitrine et cette horrible marque sur son cou brisé, il aurait pu croire qu’elle dormait. Le problème ? Elle ne se réveillerait jamais. Juliette Merle était morte. La petite Française au sourire mutin, qui savait si bien lire dans le cœur des gens et qui avait la sale habitude de vouloir ranger toutes ses affaires, était morte. Elle était partie. Que cela soit dans un monde meilleur ou une autre réalité, il espérait seulement qu’elle n’ait pas souffert durant le voyage. Kenichiro s’était agenouillé près du corps, immobile, figé. Il avança timidement la main, effleura la joue froide. Ce contact ne le révulsa pas. Il l’avait sous les yeux et pourtant, il n’y croyait pas. Pas vraiment. Il ne parvenait pas à penser à elle au passé. Il pouvait la revoir dans chacun de ses gestes quotidiens, jusqu’à leur premier rendez-vous. Il pouvait se remémorer la tonalité exacte de sa voix, alors qu’il ne s’en serait pas cru capable compte tenu de sa piètre oreille musicale. Il pouvait tout se souvenir d’elle. Il avait eu le rêve fantasque de la demander en mariage lors de leur retour sur Terre. Et elle n’était plus. Il l’avait perdue.
Les aliens sont-ils réellement méchants avec les humains ou savent-ils juste déjà à l’avance comment tout ça va se terminer ?Il avait réussi à rogner un peu de place dans une cabine avec Sanders et d’autres membres d’équipage. Si ce dernier attendait des jours meilleurs, Kenichiro, lui, n’attendait rien. Il voulait que ça passe. Les choses se feraient très bien sans son concours. Des condoléances maladroites de ses pilotes aux propositions de suivre une thérapie de groupe pour lutter contre l’apathie, il n’avait pas répondu Il s’en moquait. Aujourd’hui, il reprenait ses bonnes vieilles habitudes. Plus d’espoir, plus de frustration. Plus rien à attendre de la vie, juste attendre que ça passe et faire avec. Saisir au vol ce qui arrive et, surtout, ne pas se poser trop de questions. Il avait longtemps vécu ainsi, il pouvait le refaire. Juliette Merle n’avait été qu’une parenthèse enchantée, non ?
L’Arche n’avait pas besoin de ses Escadrons de combat pour l’heure. On lui fichait la paix. Il ne s’en portait pas plus mal. Même s’il savait que cette situation n’était que transitoire, il redoutait un peu qu’elle s’achève. Moins de questions. Au-dehors s’étendait un monde totalement nouveau. Si l’idée aurait ravi Juliette, pas lui. La Terre et son petit univers confortable lui suffisaient. Pourquoi aller chercher ailleurs ce qu’on peut trouver chez soi ?
Kenichiro Natsumaru tira une cigarette de son paquet, fit le vide dans son esprit et l’alluma.