Un cadre est posé sur le coin du bureau, couché, face contre le métal. Il ne semble pas avoir été touché depuis un certain temps car une fine couche de poussière le recouvre. Cette soirée est éprouvante pour Thérèse T Dessureault. Ce soir, elle aurait célébré le 60ième anniversaire de son père, Léon Clément Dessureault, mais voilà qu'elle est assise à son poste de travail, son flacon d’anxiolytiques à la main. Après quelques minutes à replacer un papier ici, un papier là, elle remarque le petit cadre abandonné. D'une main légèrement maladroite, elle le ramasse et le tourne dans ses doigts.

Ce qu'elle y voit lui tire un sourire passager, mais la fait ensuite grimacer de douleur. Son cœur se tord un peu alors qu'elle observe les visages illuminés sur la photo. Elle en voit deux, côte à côte, se tenant par les épaules. Qu'est-ce que c'est? Il y a un pli dans la photo...

Thérèse sait très bien ce qui se cache derrière et elle ne veut pas le voir. Elle observe donc le visage de son père, bienveillant, ses cheveux poivre et sel n'arrivant pas à ternir la jeunesse de ses traits, ses grands yeux bleus pétillants de fierté. Puis elle se détaille elle-même, rayonnante, ses longs cheveux bruns tombant de chaque côté de son visage gracieux, ses grands yeux bruns attendris par le contexte dans lequel cette photo a été prise. Elle n'a pas beaucoup changé depuis le jour ou cette photo a été prise, à part pour les cernes qui se creusent un peu plus depuis quelque temps...

Elle est de taille moyenne, svelte, forte d'un avenir heureux. Elle sourit, un peu timide, le rose aux joues. Le regard de Thérèse se détourne du cadre, elle ne veut pas voir le reste de l'image. Malgré elle, la nostalgie l'emporte et elle tourne les yeux. Son ventre est gonflé et sa main est posée sur une autre main qui repose également sur la rondeur porteuse de vie. Son ventre est tout à fait plat, aujourd'hui. Ses muscles sont plus définis et sa poitrine n'a plus le même aplomb que lorsqu'elle était gorgée de lait.

Thérèse serre la mâchoire, ravalant ses larmes et ouvre un tiroir pour y ranger le cadre, tout au fond. Prenant de grandes inspirations pour retrouver son calme, elle se lève et, quoiqu’inutile, retourne pour une énième fois faire sa ronde journalière.

Thérèse. Je déteste ce nom. Je crois qu'on me l'a donné par vengeance. Ou peut-être était-ce le nom d'une arrière arrière grand-mère quelconque. Je préfère que l'on m’appelle T, tout simplement.

Dans la famille, côté maternel, il n'y a jamais eu d'individus exceptionnels. Certes, ils ne sont pas mal placés non plus, mais ils ne se démarquent pas de façon spécifique. J'ai hérité des traits de caractère du côté paternel, plutôt, une bande d'êtres persévérants et passionnés par la vie. Le désir de venir en aide aux autres de diverses façons se transmet de génération en génération, des hommes aux femmes et des femmes aux hommes. Tous servent, à leur manière, afin d'assurer à l'humanité un avenir meilleur. Je n’échappe pas à ce devoir et je m'y conforme de tout cœur.

Malgré ma personnalité anxieuse, mon focus est tout en maîtrise et je m'applique à offrir le meilleur de moi-même à tous ceux qui le méritent. Je suis déterminée dans mon travail, à l'écoute des besoins de mon équipe et dévouée à mes patients. Je m’oublie sans doute trop souvent et pose peut-être un surplus de responsabilité sur mes épaules, mais parfois la vie nous y précipite et d'apprendre à laisser aller les choses n'a jamais été aisée pour personne.

Je suis une femme forte, peut-être excessivement, mais je n'aime pas laisser paraître mes faiblesses. J'agis donc spontanément, avec initiative, et mets l'effort qu'il faut pour toujours faire vibrer l'espoir.

Nous sommes tous, a priori, des êtres de bien et de mal. N'en tient qu'à nous de choisir notre dessein.

J'ai grandi dans une ville appelée Joliette. Mon père était médecin là-bas et ma mère, femme au foyer. Je n'ai jamais eu beaucoup d’affinités avec ma mère, nos caractères étant complètement à l'opposé l'un de l'autre. Elle était du genre paresseuse, complaisante... Je n'ai jamais trop compris ce qui avait poussé mon père à être avec elle toutes ces années, mais du même coup, je ne serais pas ici si ce n'eut été de cette relation troublée.

J'ai étudié à l'école publique, comme la majorité des enfants de mon âge, et j'ai reçu mon lot d'intimidations, comme à peu près tous les autres enfants aussi. Certaines recevaient les injures à cause de cheveux trop bouclés ou d'autres en raison de leurs lunettes trop épaisses. Moi, on me criait des noms ou me lançait des gommes à effacer parce que je performais trop bien en classe. Outre cela, mon secondaire s'est déroulé sans embuches. Pour ceux qu'un tel détail pourrait intéresser, je ne suis pas allé à mon bal des finissants.

Le cegep était un univers tout à fait différent: davantage d'indépendances, de travaux pratiques et d'heures de révision... D'autres vous auraient sans doute dit plus de fêtes, de boissons et de marijuana, mais les étudiants en sciences pures ne pouvaient pas vraiment se le permettre.

Durant ces deux années à côtoyer sensiblement les mêmes élèves, je n'ai pas eu à subir le même acharnement qu'à mes premières années d'école, heureusement, mais en revanche, j'ai eu droit à une certaine forme de jalousie. Après tout, il est facile de s'emporter contre ceux qui réussissent bien leurs classes avec un minimum d'effort. Détrompez-vous, j'ai quand même dû travailler très fort, c'est juste que pour la même quantité de sueurs froides et de brassage de méninge, mes notes étaient significativement plus hautes que celles de la moyenne. Outre les regards mauvais ou dépités, tout c'est somme toute bien déroulé pendant ces années de cours préuniversitaires.

Vint ensuite l'université. Si plusieurs étudiants se croyaient en enfer au collège, ils allaient avoir la surprise de leur vie... Avec 21 printemps sous la ceinture et une cote R plus que respectable, j'ai enfin quitté le nid familial pour venir m'installer à Montréal, là où j'avais accès aux universités les plus réputées du Québec.

C'est peu de temps après mon déménagement que j'appris que mes parents s'étaient séparés. Les détails entourant la raison de cette séparation ont toujours été flous, mais je me doutais que ça arriverait un jour. Avec les dépenses farfelues de ma mère en moins à payer, mon père ne savait que faire de son argent et refusa catégoriquement que j'aie à m'encombrer d'un emploi merdique pour être en mesure de payer un loyer et il veilla donc à régler toutes mes dépenses. Carte de crédit toujours à zéro en main, je fus extrêmement choyée et put vivre aisément dans un petit logement douillet, avec le strict minimum pour mon confort.

N'ayant jamais été particulièrement à l'aise avec cette générosité, j'avais décidé de redonner à la communauté en travaillant bénévolement pour des organismes venant en aide aux plus démunis pendant la majorité de mes temps libres. C'est d'ailleurs ainsi que j'ai rencontré celui qui allait devenir le père de mon enfant.

Les années se sont écoulées, s’enchaînant Bac, Maîtrise,  stage, résidence et Doctorat. J'ai émergé de l'université avec tous mes diplômes à l'âge de 26 ans, ce qui était tout de même exceptionnel. Une fois cette étape de ma vie terminée, Damien et moi trouvèrent un joli condo tout près de l'hôpital dans lequel j'avais été engagée suite à ma résidence. Mon père était bien déçu que je ne demande pas un transfert à Joliette, mais j'avais appris à aimer la ville et ses opportunités. Après deux ans de pratique, un événement heureux vint égayer nos vies : j'attendais un premier enfant.

Felix a vu le jour neuf mois plus tard, un joli bébé tout rond, tout rose et en santé. La première année fut tout à fait magique malgré les courtes nuits. Damien et moi nous étions beaucoup rapprochés, mon père nous rendait visite autant de fois qu'il le pouvait et traînait le poupon dans tout l'immeuble pour le pavaner devant les voisins. La deuxième année fût encore plus merveilleuse, le petit avait commencé à marmonner quelques mots, à faire quelques pas...

C'est peu de temps après mon 31e anniversaire que les choses ont pris un tournant pour le pire. Le boulot avait repris et Damien me fit appeler un jour à l'hôpital, me demandant de rentrer le plus vite possible. Felix était malade. J'avais beau être médecin, je n'arrivais pas à déterminer exactement ce qu'il avait tant les symptômes étaient étranges. D'urgence, je l'avais fait entrer à l'hôpital, examiner par tous les spécialistes disponibles en utilisant mes contacts. Ce ne fut pas suffisant, par contre. Felix rendit son dernier souffle le 18 novembre à 13h44. Le cancer avait été tout à fait foudroyant. Malgré les traitements découverts dans les dernières décennies, tout s'était passé si vite et sur un être si fragile encore que personne n'avait pu rien faire. JE n'ai rien pu faire.

Damien m'a blâmé pour tout. De ne pas avoir pu détecter les signes plus tôt, de ne pas avoir réagi assez rapidement, de ne pas avoir pu sauver notre fils. Il est donc parti, quelque part, sans prendre autre chose qu'une valise avec quelques vêtements. Je n'ai plus eu aucune nouvelle de lui depuis. J'étais seule. J'avais tout perdu. Tous ces événements cumulés m'avaient plongé dans un état de dépression majeure. Attaques de panique, anxiété, insomnie... Pendant un long moment, je m'étais prescrit de la médication moi-même, jusqu'à ce que mon père intervienne et me fasse mettre en arrêt de travail forcé.

Un an à être perdue dans le noir, à n'être que l'ombre de moi-même. Je consultais un psychologue chaque semaine, tentant de faire mon deuil, lentement, mais sûrement. Ce fut un trajet long et ardu, mais j'y suis arrivé. Pendant cette période, j'avais vendu mon condo et étais retourné vivre dans le nid familial, ne sortant pratiquement jamais de ma chambre. À chacune de ses pauses, papa venait s'assurer que je mettais au moins un petit quelque chose sous ma dent, que je ne me laissais pas mourir.

J'ai repris graduellement certaines activités, dévouant beaucoup de mon temps aux jeux vidéo et à la musique. J'allais parfois nager aussi, histoire de me dégourdir un peu les muscles. Je fis aussi un retour progressif au travail, donnant un coup de main dans la clinique externe de l'Hôpital de Joliette. Tout ça me fit reprendre goût à la vie, malgré l'anxiété qui ne m'avait plus quitté et le flacon d'anxiolytiques non plus.

Quelques mois après mon retour complet au boulot, j'avais presque 33 ans, papa m'introduit à un projet sur lequel il allait travailler très bientôt. Il s'agissait en fait d'une mission d'exploration d'envergure visant à découvrir l'univers selon les informations décryptées d'une base de données extraterrestres dont on entendait parler depuis longtemps déjà. Rempli d'enthousiasme, il m'avait expliqué de fond en comble son rôle à l'intérieur de cette mission et son désir de me voir l'y accompagner. Ce n'était pas les arguments qui manquaient, mais le plus poignant fut celui-ci : tu pourras laisser ici le passé pendant que nous découvrons le futur, T.

Papa n'a pas survécu au crash de l'Arche. Il fait partie des 213 membres de l'équipage qui ont perdu la vie suite à l'atterrissage d'urgence du vaisseau. J'étais sa seconde et donc, par intérim, j'occupe maintenant son poste. Pour le moment, mon esprit a surtout été occupé à l'organisation de l'équipe médicale, aux soins des blessés et je n'ai pas eu le temps de sombrer dans la déprime au deuxième anniversaire de décès de mon fils. Je n'ai pas eu le temps non plus de pleurer la mort de mon père. Les choses se sont calmées un peu dernièrement alors le stress me rattrape... Je me fais toujours mes propres prescriptions, mais je suis beaucoup plus sage aujourd'hui, me limitant au strict nécessaire. Ce qui me fait penser...Il faudrait que je fasse un petit tour au bureau d'Anaïs, j'ai manqué ma dernière session...